En 2009, les éditions de L'arachnoïde marquaient d'emblée leur territoire par la réédition de Narcose , de Marie-Françoise Prager, poète portée au pinacle à l'égal d'Yves Martin par Guy Chambelland, mais qui depuis la mort de l'éditeur, paraissait être définitivement passée du côté des fantômes. Le plus récent ouvrage de ces éditions, - qui ne se cantonnent certes pas aux célébrations rétrospectives (leur catalogue inscrit, aux côtés des livres de l'animateur, le poète Christian Dufourquet, des ouvrages de Matthieu Messagier aussi bien que de Mathieu Bénézet ou d'Alain Hobé) – s'applique à rendre justice à la poignées d'irréductibles qui, de 1988 à 2004, ont œuvré dans l'extrême marginalité sous les appellations successives, aussi significativement farouches, de Blockhaus - revue et éditions -, Bunker-press ou du bulletin Tanker.
Expérience Blockhaus
, en dépit de son titre, n'en propose pourtant pas le récit, ce qu'on peut regretter, mais remet en circulation, en une haute concentration de 96 pages, des textes dispersés, devenus introuvables s'ils furent jamais à portée de main, réunis en une manière d'anthologie, - un ossuaire pour mieux dire, destiné à recueillir les reliques de cinq (puis six, au final) de ces desperados : aux deux fondateurs, José Galdo , « figure de proue et maître d'œuvre », et Jean-Pierre Espil, qui pilotèrent l'expérience, sont joints Didier Manyach, et, moins attendus, Lucien-Huno Bader et Francis Guibert, tandis que Françoise Duvivier, par l'apport de ses collages d'une morbidité sans recours, enlève ce qui pouvait rester d'illusion et d'espérance au lecteur égaré dans cet enfer.
Distillant chacun à tour de rôle le poison d'un poème, les cinq voix se succèdent, s'entremêlent, confluent en une seule voix : voix de révolte, tumultueuse et grandiloquente, oraculaire, d'un lyrisme dépressif entre le néant et l'anéantissement (J.G). Ce Blockhaus bâti hors du temps, selon la juste définition de Nicolas Rozier qui le préface avec ferveur, permet de réévaluer cette aventure collective, répulsive dans le même temps qu'elle fascine par ses partis-pris apocalyptiques et convulsifs, où le langage s'exténue à nommer l'innommable, jusqu'à la suffocation en des croassements d'allitérations ou un débordement de métaphores.
Exilés volontaires à l'agonie dans l'avant-poste où ils ont choisi de s'enfermer, d'une intransigeante belliqueuse, les cinq apôtres de ce très noir évangile ont partagé la même lucidité panique, de celle qui laisse entrevoir la condition humaine comme une furieuse danse macabre au-dessus de l'abîme et mène au bord de la folie. Leurs paroles, paroxysmiques dès l'attaque du poème, semblent proférées à la dernière extrémité, prémonition de l'expirant ou ultime message testamentaires : c'est la mort qui parle / qui respire par ma bouche, écrit L.H Bader. Et sans plus de merci, Francis Guibert : Vous êtes morts depuis toujours.
S'ils paraissent aujourd'hui sans descendance, on peut en désigner les figures tutélaires auxquelles leurs revues en leur temps rendirent hommage, d'Edgar Poe à Artaud, référence insurpassable auquel il faut pourtant se confronter. Par l'écart entretenus avec les courants dominants de la poésie française de la fin du Xxème siècle, écart où s'affirment une morale et une esthétique, les poètes de cette Expérience Blockhaus occupent la place qui fut jadis celle de ces romantiques qualifiés de frénétiques, chantres de la négativité, érotiques de la mort dont ils tirent terreur et jouissance.
Repères : Le titre de cette chronique s'inspire d'un vers de Didier Manyach : Naufrage interminable au faîte de la géométrie parfaite de la mort.
Expérience Blockhaus – L'Arachnoïde éd. – 5 bd des Châtaigniers – 30120 – Le Vigan. 15€.
Chez le même éditeur : Marie-Françoise Prager : Narcose , qui reprend également Rien ne se perd et Quelqu'un parle. 224 p. - 23 €
Récemment reçu : José Galdo & Nicolas Rozier : Le recrachement des doublures . Au fond du Grenier – 3 rue du 11 novembre – 54270 – Essey-lès-Nancy éd. 56 pages – 13€.
Lire également l'I.D précédent n° 384 : « L'expulsé du soleil noir soulève son cœur ».